Histoire et conception du Droit au Japon

Malgré toute la prudence qu’une telle démarche ne manque pas d’imposer et au-delà des divergences doctrinales, les juristes français définissent traditionnellement le droit, soit sous un angle objectif comme un ensemble de règles sanctionnées par l’Etat et participant prioritairement au maintien de l’ordre social, soit sous un angle subjectif comme l’ensemble des prérogatives individuelles qui permettent à son titulaire de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose.

Or, de manière globale, la culture juridique japonaise n’adhère à aucune de ces deux définitions. En témoigne la langue, dans laquelle on ne trouve pas d’équivalent au vocable « droit ». Néanmoins, la nécessité conduit à établir des rapprochements. Ainsi, correspond-il plutôt à notre notion de droit objectif et kenri renvoie-t-il à celle de droit subjectif. Toutefois, ce phénomène n’est pas propre au Japon : il touche l’ensemble de l’Extrême Orient.

En effet, les peuples extrême-orientaux ne placent pas leur confiance dans le droit pour assurer l’ordre social et la justice. Certes, il existe un droit, mais il ne joue qu’un rôle subsidiaire. La préservation de l’ordre social repose essentiellement sur des méthodes de persuasion, sur des techniques de médiation et de conciliation propres à préserver l’harmonie et ressortissant de normes de comportement (giri). Ces dernières observées par crainte du mépris social sont très proches du li chinois.

Aujourd’hui, la conception, que les Japonais se font du droit, est le résultat d’une histoire pluriséculaire, dans laquelle se rencontrent et se mêlent pensée asiatique, spécificité japonaise et technique occidentale. Dans cette lente évolution, une étape charnière se dégage, autour de laquelle s’articulent les deux grandes phases de l’histoire juridique japonaise. C’est en 1868, que l’empereur Meiji décide d’ouvrir son pays au monde. Jusque là, le Japon était un Etat replié sur lui-même, dont le système juridique se faisait l’écho. En effet, le droit était encore marqué des traces de conceptions essentiellement asiatiques et très anciennes (I). Avec les réformes de Meiji, des changements radicaux furent infligés à la société japonaise, qui eurent aussi pour impact de faire entrer le droit japonais dans son ère moderne (II).

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^ la cour suprême du Japon, Tokyo

I/ La conception traditionnelle du droit : entre influence chinoise et originalité japonaise

Jusqu’en 1853, les relations extérieures du Japon se font principalement avec la Chine. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que les premières traces de droit au Japon soient le reflet d’une influence chinoise (A). Néanmoins, les conceptions chinoises ne constituent qu’un point de départ, un substrat sur lequel s’édifiera peu à peu un droit original tributaire de l’organisation féodale (B).

A/ L’influence chinoise (600-850 ap. J.-C.)

Les premiers recueils juridiques (ritsu-ryô) sont élaborés sur un modèle chinois et remontent au début de la période Taika (646 ap. J.-C.). A cette époque, la société japonaise, strictement divisée en rangs, est placée sous l’autorité directe d’un empereur (tenno ou mikado), qui veille à la répartition périodique des rizières. Aussi, les volumes de règles juridiques consistent-ils en des ensembles de règles répressives (ritsu) et de commandements civils ou administratifs (ryô), assurant, chacun dans son domaine, la réalisation de cette organisation socio-économique.

Par ailleurs, la sinophilie japonaise se manifeste encore de manière notoire à un second moment. Sous l’ère Tokugawa (1603-1868), en réaction aux influences européennes qui, par le prisme des colons portugais et des missionnaires, mettent en danger l’ordre social japonais, le confucianisme est admis comme doctrine officielle.

B/ La féodalité japonaise (850-1868 ap. J.-C.)

A partir du milieu du IX e siècle, la répartition des terres, telle que l’empereur l’avait prévue dans ses ritsu-ryô, est mise à mal par la féodalité. Peu à peu, l’empereur perd tout pouvoir, pour finalement ne plus être que le symbole religieux de l’union du peuple et du divin. La société s’organise alors autour des seigneuries (shô ou shôen) et le pouvoir passe aux mains des nobles les plus puissants (shôgun et dai-myô). Ceux-ci forment une caste militaire (buke, bushi, samouraï) dominant une hiérarchie de vassaux et de sous vassaux devant une soumission absolue à leur seigneur et vivant selon un droit coutumier propre (buke-hô). Le système juridique est alors dual : tandis que la noblesse suit son code de chevalerie, la roture continue de répondre à l’ancienne réglementation impériale.

A partir du XIV e siècle, suite à une période d’anarchie et au pouvoir grandissant des guerriers locaux (jitô), les ritsu-ryô tombent en désuétude. Le droit personnel des nobles demeure seul en vigueur. C’est pourquoi, le système juridique, tout en restant féodal, est alors dit « unitaire ». Cependant, le droit reste un phénomène mal perçu et sa pratique une activité dévalorisée. En effet, le shôgun évite aussi souvent que possible de trancher les litiges qui lui sont soumis et les sujets ne se virent jamais reconnaître un droit à saisir les tribunaux. Pareillement, il n’y eut au Japon, ni écoles de droit, ni avocat, ni notaire, ni juge qui se distingua du reste des fonctionnaires. Seule durant l’époque d’Edo (1600-1868), s’exerça une certaine activité législative des cours supérieures (Hyôjôsho).

II/ Les formes du droit moderne : entre réception de techniques occidentales et persistance de la tradition

La période du droit moderne s’ouvre en 1868 avec l’ère Meiji. Toute la société japonaise est alors refondue, renouvelée. Toutefois, il convient de ne pas se méprendre : derrière des formes modernes, analogues au modèle occidental (A), la tradition juridique japonaise persiste (B).

A/ La codification du droit

La réception du droit occidental est visible principalement dans l’emprunt fait par le Japon de la technique de codification. Dès 1869, on entreprend de traduire les codes français, avec toutes les difficultés que cela comporte, eu égard à l’absence de juristes japonais et au manque d’équivalents dans les langues et concepts. L’année 1872 marque l’amorce préparatoire d’une série de codes organisant le droit privé. Un code pénal et un code d’instruction criminelle sont promulgués en 1882 sur le modèle français, et en 1890 un code d’organisation judiciaire et un code de procédure civile sur le modèle allemand. Le code civil est promulgué en 1898, influencé par les travaux préparatoire au code civil allemand (Bürgerlisches Gesetzbuch). Puis suivra le code de commerce en 1899.

Le droit public est lui aussi réformé en profondeur d’une part par une série de lois  (liberté des cultures (1871), liberté de vendre des terres (1872), nouvelle division du pays en département (ken) (1890), nouvelle organisation des communes (1888)) et d’autre part par l’octroi par l’empereur à ses sujets d’une nouvelle constitution (1889).

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^ Un extrait de la constitution
La proclamation de la nouvelle constitution par l’empereur Meiji >>
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meijikenpo
kenpo
^ Les célébrations qui ont suivi la mise en place de la constitution >>

Au sortir de la seconde guerre mondiale, la Japon a procédé à d’importantes réformes de son droit. Toutes, d’inspiration américaine, visent à établir la démocratie libérale au Japon et prennent pour fondement une nouvelle constitution (1946).

B/ La résistance japonaise au droit

Si le droit actuellement en vigueur au Japon peut sembler très occidental, il n’en demeure pas moins qu’il est implanté dans une société à la tradition très particulière. En adoptant des législations étrangères, les dirigeants japonais n’avaient nullement l’intention de transformer la manière de vivre de leur peuple, mais simplement le désir de développer le pays sur un plan économique. C’est pourquoi, sous les apparences d’une législation semblable à la nôtre, les Japonais font-ils preuve de particularisme, un particularisme qui leur est propre, fruit de leur culture et de leur histoire. Ainsi, les gens restent-ils généralement réfractaires au droit et aux solutions relativement uniformes que celui-ci induit. Cette mentalité s’observe à deux niveaux : d’une part l’activité législative y est beaucoup plus réduite qu’en Occident (en moyenne 1.500 lois par an en France, contre 123 au Japon pour l’année 1986), et d’autre part le nombre de procès intentés est de loin inférieur au nôtre.

Un grand Merci à Guillaume Boudou pour cet article !

Auteur : Guillaume Boudou

Dernière révision: 2005

Sources :

  • En langue française : Noda ( Y.), Introduction au droit japonais, 1966 / Wang (D.), Les sources du droit japonais, 1978
  • En langue anglaise : Oda (H. ), Japanese Law, 1992 / Tanaka (H.), The Japanese Legal System, 1976 / Von Mehren (A .) (dir.), Law in Japon, 1963